TW : inceste et autres violences sur des enfants.
Remarque : je dépose ici mes pensées un peu tous azimuts.
Un jour, je serai capable de dire l’inceste que j’ai vécu sans m’effondrer.
C’est en tout cas tout ce que je souhaite.
Dire et me rappeler que j’ai été violée par ma mère. Par mon beau-père. Par le neveu de mon beau-père. Par de parfaits inconnus aussi. Dire que j’ai été photographiée sous toutes les coutures. Que des photos pédo-pornographiques de moi, petite fille, circulent encore probablement sur d’obscurs sites. Dire les coups. Les humiliations. Les tentatives de meurtre. Dire l’horreur.
Être touchée en les disant. Puis, passer à autre chose, dans l’heure. Parce que, malgré tout, la vie continue.
Hier, j’ai effleuré ça. J’ai dit. Rien de plus que ce que je viens d’écrire. Pas de détails. Je suis pas encore capable, quatre ans après la résurgence des souvenirs, de dire les détails. Même dans le silence de mon propre coeur.
Mais, hier, donc, j’ai dit. Et sur le moment, j’ai donné l’illusion, je crois, que ça allait. Que je pouvais en parler sans m’effondrer.
Moi-même je me suis surprise à me dire « hey ! Mais, ça va en fait ! ».
Puis, j’ai pris le tram. Je me suis arrêtée à la petite boulangerie-pâtisserie que j’affectionne, à deux pas de chez ma psy. Je me suis installée dans le fond de l’établissement, encore vide à cette heure-là.
Et je me suis effondrée en gros sanglots. De gros sanglots silencieux. Accompagnés de larmes qui ont roulé le long de mon visage, pendant près d’une demie heure.
J’ai ressenti l’immense besoin de câlin et de réconfort. Mais, j’étais seule. Seule loin des miens. Alors, j’ai pris soin de moi, toute seule. J’ai dégusté une part de tarte au flan et un café au chocolat chaud. J’ai échangé quelques messages avec un ami précieux. Puis, sans m’en rendre compte, j’ai recommencé à travailler : j’ai lu l’ouvrage que j’avais pris avec moi sur l’histoire du viol. Parce que, comme dirait ma psy, je n’ai pas trouvé de sujets de travail plus réjouissants que ça : comprendre le viol et l’inceste et pourquoi tout le monde semble à la fois révulsé par l’idée de tels crimes tout en s’en fichant royalement.
Cette nuit, je n’ai pas trouvé le sommeil.
Depuis ce matin, j’ai déjà eu envie deux fois de pleurer sans raison apparente. Et évidemment, cette envie me reprend en écrivant ces mots.
Mais, je fonctionne.
Je fonctionne.
Il y a encore deux ou trois ans, j’aurais été effondrée pour plusieurs semaines. L’état dans lequel je suis aujourd’hui m’aurait demandé plusieurs dizaines de jours de souffrance.
Je me hais de ne pas aller mieux. Et pourtant, quand je prends le temps de faire un pas de côté et d’examiner le chemin parcouru, je vois bien l’étendue de ce que j’ai travaillé ces quatre dernières années.
Il semble qu’aujourd’hui, je puisse dire une partie de l’inceste sans m’effondrer complètement.
Il semble que je puisse parler de ça, avoir des images en tête et quand même pouvoir écrire, lire, avoir une vie sociale, même si elle s’est fortement ralentie.
Et je me suis demandée, du coup, si je souhaitais arriver, un jour, à ne plus être touchée par l’inceste, que ce soit l’inceste commis sur moi, celui mentionné par d’autres sur un ton léger ou encore celui vécu par d’autres victimes.
Et je me rends compte que non.
Je suis intimement convaincue qu’il est saint d’être touchée par ça. Qu’il est normal d’y être sensible. C’est une part de mon humanité qui s’exprime, là.
Je ne suis pas seulement sensible aux mots ou à ce qu’ils représentent pour les adultes qui s’en servent, parfois comme d’un jeu qu’ils estiment innocent. Je sais ce qu’ils représentent pour les enfants quand des adultes mal intentionnés s’en servent à leur encontre.
Je me bats pour faire changer les choses. Au niveau politique bien sûr. Mais, à ma propre échelle aussi.
Ce combat m’épuise tant l’indifférence ou la peur des gens les incitent à fermer les yeux, à détourner le regard et à ne pas s’en préoccuper.
Mais je ne peux m’empêcher de le mener. Ce sera probablement le combat d’une vie. Le combat pour qu’on puisse dire l’inceste. Pour qu’il ne soit pas pire de dire l’inceste que de le commettre. Pour que les enfants qui parlent soient crus et protégés. Pour que plus personne ne se croit libre d’abuser de son rôle d’adulte pour violer un enfant.
J’aimerais tellement réunir du monde autour de moi sur ce sujet. Que nous soyons une armée de femmes et d’hommes informés sur le sujet, et prêt à se lancer corps et âme dans la lutte contre ce fléau qui ravage tant de vies.
Mais, les victimes réagissent chacune à leur manière à cette violence. Elles ont chacune leur sensibilité. Et nous réunir toutes ne peut se faire sans heurt. Et je ne suis pas certaine d’être prête à affronter mes soeurs et mes adelphes victimes d’inceste qui n’auraient pas encore pansé certaines plaies. Sans parler de la peine que moi je pourrais leur infliger, même sans le vouloir.
Je me sens à la fois terriblement seule dans ce combat et à la fois merveilleusement entourée de gens qui m’aiment et me soutiennent.
A vrai dire, quand j’y réfléchis, je ne sais même pas ce que je veux vraiment.
Hurler ma douleur à la face du monde. Réclamer justice pour que ma génitrice soit enfin condamnée et qu’elle déballe le nom de tous les agresseurs qu’elle a soigneusement cachés jusqu’ici. Faire mal aux indifférents aussi fortement que j’ai mal moi-même. Les blesser pour qu’ils aient, à leur tour, conscience de l’immense douleur que traversent toutes les victimes de cette atrocité qu’est le viol des enfants. Effacer tout ça de ma mémoire pour tout oublier et consacrer mon énergie à autre chose que ce combat long et énergivore. Changer toutes les lois et réformer tous les jugements pour condamner sans faille tous les agresseurs d’enfants.
Tout ça. Et rien de ça à la fois.
J’aimerais simplement que ma vie soit simple et douce. Et je sais que je pourrais la vivre, cette vie-là. Mais ça impliquerait de passer au-dessus de toute cette violence, de la laisser derrière moi et de ne pas utiliser toutes les ressources que j’ai déployées pour m’en sortir afin d’aider les autres victimes à s’en sortir à leur tour. Ce serait faire comme si je ne savais pas qu’un quart des petites filles sont violées dans le silence assourdissant de leur famille. Ce serait faire comme si j’ignorais qu’un cinquième des petits garçons vivent aussi cette même horreur.
Et ça, je n’en suis pas capable.
Au lieu de ça, quand je suis invitée à un mariage et que je vois une nuée d’enfants rire et danser, je me demande lesquels d’entre eux sont violés. Quand je vois les adultes à ces mêmes cérémonies, je me demande lesquels violent.
Quand mes filles invitent des copains ou copines à la maison, je me questionne : lesquels sont violés ? Et que puis-je faire concètement pour les aider ?
Quand je conduis mes filles à l’école, je me demande si un ou une de leurs camarades, victime de viol à la maison, ne risque pas de violer une de mes filles à son tour, dans un recoin de la cour de récré, répétant simplement la violence subie comme ultime manière de comprendre l’incompréhensible.
Quand je rencontre les enseignant.es de mes filles, je leur parle d’inceste. Que statistiquement, il y a entre 2 et 4 enfants victimes d’inceste dans chaque classe de chaque école du pays. Je les incite à la vigilance.
Et je lis. Je lis pour comprendre. Pour décortiquer tout ça dans ses moindres recoins. Pour trouver les failles dans lesquelles me glisser pour faire durablement changer les choses.
Et puis, je me soigne. Par ma thérapie. Par la chimie aussi. Et par l’amour que je donne et que je reçois de la part de mes proches.