Au fond, c’est quoi être compétente ?
Qui ou quoi nous définit compétente ou non ?
Une part de moi se sait compétente. Une autre en doute. Une part connait précisément l’étendue de mes compétences. Une autre les surestime. Une autre encore les sousestime. Une part de moi est persuadée de n’avoir aucune valeur. Une autre part pense au contraire pouvoir amener quelque chose au monde. Pas grand chose mais une part. Ma part.
Et tout ce petit monde cohabite joyeusement dans ma tête et mon corps.
En tant que juriste féministe, je sais que je suis compétente. Je connais mes compétences. Les domaines qui sont les miens et que je maîtrise. Ceux que je survole. Ceux que je ne connais que de loin, trop loin pour m’aventurer à un quelconque avis.
Je sais précisément ce que j’ai besoin d’approfondir et ce que je connais suffisamment pour être qualifiée d’experte.
Et pourtant…
Que fais-je de cette expérience et de cette expertise ? A vrai dire, pas grand chose.
C’est comme si une part de moi s’interdisait d’être socialement reconnue comme compétente.
En réalité, cela remonte à loin. Durant mes études universitaires, déjà, j’ai très vite pris conscience de mes formidables capacités intellectuelles. J’ai une chance inouïe. Je comprends et je retiens vite et bien.
J’aurais pu faire des étincelles. Des gerbes d’étincelles. Au lieu de quoi, j’ai à peine brillé. Il est vai que je cumulais ma vie familiale plus que compliquée avec du bénévolat à temps plein, un, deux ou trois jobs et mes études.
Mes nuits duraient rarement plus de 8h et avoisinaient plus souvent les 4/5 heures. Je regardais la télé en travaillant. Pour tenir ce rythme effréné, j’avais une vie sociale bien remplie qui me nourrissait bien plus que je ne l’ai conscientisé à l’époque.
En plus de mes études, j’étais déléguée étudiante, impliquée dans un tas de projets. J’ai touché à la politique, devenant présidente d’une section locale. J’ai cumulé les stages rémunérés et non rémunérés pour apprendre le droit autrement que sur les bancs de la Faculté. J’ai jonglé entre mes frères de ma famille paternelle et mes frères et soeurs de ma famille maternelle. J’ai pris soin de chacun d’eux comme je pouvais. Cela faisait quand même 8 petits enfants, tous plus adorables les uns que les autres, que j’aimais de tout mon coeur. Pour chacun d’eux, je n’étais pas assez présente et pourtant, je donnais tout ce que je pouvais.
Pour réussir l’exploit de cumuler tout ça, je n’allais pas aux cours, sauf les cours obligatoires et ceux qui me passionnaient. Je commençais à travailler sur la rédaction de mes travaux trois jours avant leur remise, ce qui ne m’empêchait nullement d’avoir des notes entre 14 et 18/20. La plupart du temps, je découvrais la matière quelques jours avant les examens. J’ai réussi la plupart de mes examens en ne lisant qu’une seule fois le cours.
Evidemment, je ne pouvais pas faire de miracles. J’ai réussi mes études, souvent en deuxième session, avec une moyenne avoisinnant la distinction sans jamais l’obtenir sauf en dernière année.
Les quelques examens que j’ai ratés en première session, je n’avais pas lu tout le cours. Les matières que j’ai lues deux fois m’ont permis d’avoir des notes entre 16 et 18/20… J’aurais pu avoir un diplôme d’une valeur nettement plus grande que celui que j’ai. Bien qu’il soit très honorable et que j’en sois fière, je sais qu’il ne reflète ni mes compétences ni mes capacités en tant que juriste.
Depuis, rien n’a vraiment changé.
Non, ce n’est pas vrai. Maintenant, je me connais mieux. Je me comprends enfin. Plus ou moins. De mieux en mieux disons.
Durant mes études, toujours, en tant que déléguée, il ne me semblait pas envisageable d’arriver à une réunion sans avoir lu tous les documents envoyés. Fussent-ils de plusieurs centaines de pages, parfois. C’est ainsi que je suis devenue spécialisée dans l’application du décret Bologne. Reconnue par les professeurs. Mais, pas au point de me permettre d’en faire mon mémoire, comme je l’avais demandé.
Voilà résumée l’histoire de ma vie professionnelle : très reconnue pour ses compétences mais pas assez pour en tirer un quelconque profit.
Tout se passe comme si je ne m’accordais pas le droit de jouir pleinement de mes compétences et de mon expertise.
Parce que, soyons clairs, si cela n’était arrivé qu’une ou deux fois, je pourrais le reprocher aux autres. Mais, c’est tellement fréquent dans toute mon expérience professionnelle, depuis l’université à l’association que j’ai créée il y a 5 ans, en passant par mon job de fonctionnaire. Je continue à raser le niveau le plus bas alors que j’excelle par ailleurs dans des domaines hypers pointus.
Les autres ne s’y méprennent pas d’ailleurs. En cas d’urgence ou de besoin, on se tourne vers moi. Mais, d’une façon ou d’une autre, je ne donne pas envie d’investir plus en moi, de croire en moi.
Et aujourd’hui, je me souviens de cette petite phrase de ma génitrice : « Je serai toujours plus fière de ta soeur qui ramène 60 % parce qu’elle trime pour y arriver que toi qui ramène un 90 % pour lequel tu n’as même pas besoin de travailler ».
Tout est dit.
Je ne mérite aucun des éloges liés à mes compétences, à mon travail, à mon expertise.
Je suis HP, j’ai des facultés intellectuelles qui m’offrent un avantage certain. Je ne vais pas, en plus, en profiter ! Je ne le mérite pas !
Voilà ce qu’une petite voix me serine à l’oreille depuis toujours.
Pourtant, en laissant trop de place à cette petite voix hideuse, je donne raison à ma génitrice. Je ne vaux pas grand chose.
Cette grosse claque que je me prends ce soir et que je livre à chaud me remue beaucoup. J’ignore ce qui en sortira.
Peut-être arriverais-je enfin à me valoriser à ma juste mesure ? Ni trop ni trop peu ?
Peut-être arriverais-je enfin à communiquer sur mes compétences et mon expertise en donnant envie aux gens de collaborer avec moi, de me faire confiance, de miser sur moi ? Peut-être pourrais-je enfin être payée à faire ce que je fais le mieux : comprendre et analyser les choses pour avancer vers plus de justice pour toutes et tous ?
Voilà ce qui m’anime, en écrivant ces mots, peut-être éphémères.
Je suis compétente. Pas en tout. Mais, dans mon domaine d’expertise, je suis compétente. Je peux oser ouvrir un nouveau document word et poser les mots qui reposent en silence dans mon cerveau concernant mes domaines d’expertise. Je peux même oser les envoyer à une revue juridique pour qu’ils soient publiés. Qui sait ? Peut-être un jour mon nom apparaîtra dans une revue de Larcier ?
Il est temps que je croie en moi. Que je m’accorde le respect que je mérite. Alors seulement, les professionnels qui m’entourent pourront m’accorder ce même respect sans doute.