Maman, c’est quoi qu’on t’a fait ?

Comme tous les soirs, vous partagez le repas avec votre famille. Ce soir, autour de la table, discutent vos deux enfants, votre frère, votre époux et vous.

L’ambiance est légère. Vous venez de tester une nouvelle recette de dinde marinée et c’est un vrai régal. Même votre cadette, pourtant exigeante en termes de nourriture, s’est resservie.

Les enfants racontent le dernier épisode de « Just add magic », une série relatant l’histoire de trois jeunes filles qui découvrent la magie. Vos enfants l’adorent et vous en détaillent chaque morceau d’histoire.

Votre compagnon, qui a préparé le repas, sort s’isoler lorsqu’il termine son assiette. Le bruit lui est souvent difficile et la fin de journée ne l’aide pas à calmer le mal de tête qui pointe.

La conversation continue bon train entre vous et les autres.

Soudain, votre fille aînée aborde la question du secret.

« C’est quoi un secret, maman ? « 

« Tu connais les règles du secret, ma puce ? » lui demandez-vous avec douceur.

« Je ne me souviens plus trop » vous répond-elle, incertaine.

« Pour qu’un secret soit un vrai secret, il faut qu’on t’ait demandé si tu étais d’accord de recevoir le secret, d’abord. Et ensuite, il faut aussi que le secret ne te fasse pas du mal. Si on ne t’a pas demandé avant ou si le secret te fait du mal, alors, ce n’est pas un vrai secret, et tu as le droit d’en parler. Mais, si c’est un vrai secret, alors, tu ne peux en parler à personne. »

« Oui, je comprends. Mais, si mon amie me dit quelque chose et que ça me rend triste, alors c ‘est un vrai secret ? Par exemple, si Charlotte me dit qu’elle va changer d’école mais que pour le moment, je ne peux rien dire à mes copines, ça me rendra triste parce que je ne veux pas qu’elle change d’école. Mais, du coup, c’est pas un secret ? »

« C’est une bonne question, ça. Réfléchissons ensemble, tu veux ? A qui Charlotte voudrait que tu ne dises pas le secret ? A vos copines ? »

« Oui »

« Mais, si tu dis ton secret à papa ou à moi, Charlotte ne serait pas fâchée. Si ? »

« Non, je crois pas »

« Tu vois, c’est une sorte de demi secret alors. Il y a quelqu’un à qui tu peux dire ton secret si ça te fait du mal. Toujours. En vrai, il y a très peu de vrais secrets, tu sais. » ajoutez-vous.

Le regard interrogatif de votre fille vous incite à plus d’explications.

« En fait, parfois, certains adultes font du mal aux autres. Aux enfants, même, parfois. Et quand ils leur font du mal, souvent, ils leur disent que c’est un secret et qu’ils ne peuvent dire à personne ce qui leur arrive. Et quand les enfants ne connaissent pas les règles du secret, ils peuvent garder ce lourd secret pendant des années et ça leur fait beaucoup de mal. »

Votre cadette prend la parole : « Toi aussi, ta méchante maman t’a dit que c’était un secret quand elle faisait des méchantes choses ? »

Votre coeur rate un de ses battements. Vous ne vous attendiez pas à la question. Mais, vous avez toujours choisi de ne pas mentir à vos enfants.

« Oui. Elle me disait que c’était un secret et qu’il ne fallait pas parler aux autres de ce qui se passait dans notre famille. »

« Et d’autres adultes aussi ? »

Ses grands yeux bleus vous regardent avec intérêt. Du haut de ses 6 ans, elle comprend déjà beaucoup de choses.

« Oui. D’ailleurs, cet autre adulte me disait que si je révélais mon secret à quelqu’un, il tuerait ma maman. Et moi, je l’ai cru. Sauf qu’en vrai, jamais il aurait tué ma maman. Il disait ça pour me faire peur. Et comme j’étais un enfant et que je ne connaissais pas les règles du secret, je l’ai cru. »

Un silence pesant vous enveloppe. Les visages de vos enfants sont pensifs. Elles intègrent les informations, les mâchent et commencent leur digestion. Mais pour aider, elles ont encore des questions.

« Maman ? Tu étais où quand c’est arrivé ? » vous demande votre cadette, les yeux plein de compassion.

« Quand cet adulte m’a interdit de parler ? »

Elle hoche la tête, très sérieusement. Vous la regardez. Soudain, elle n’a pas 6 ans. Elle en 15. Et votre aînée n’a pas 8 ans, elle en a 17 ! Quelle maturité dans leur regard, dans leurs gestes, dans leurs réflexion.

« J’étais dans ma maison. »

« Quoi ? Tu étais dans ta famille ? » s’horrifie la chair de votre chair.

« Oui, ma chérie. Malheureusement, ça arrive parfois, dans les familles. Plus souvent qu’on ne le pense. »

« Et ta maman le savait ? »

« Oui. Mais, moi, je ne savais pas qu’elle savait. »

« C’est pour ça que tu ne veux pas qu’on la voit. »

Ce n’est pas une question. C’est une affirmation.

Pensive, votre aînée vous demande.

« Et on t’a fait quoi exactement comme trucs méchants, maman ? »

Avec beaucoup de douceur, vous lui répondez : « Ma chérie, je n’ai pas très envie de vous donner des détails de ce que j’ai vécu pour le moment. Vous êtes encore jeunes et je n’ai pas envie de mettre des vilaines images dans votre tête et votre coeur. C’était grave. C’était mal. Très mal. Heureusement, j’ai survécu à tout ça et je suis là maintenant. »

Soudain, la petite comprend qui vous a fait du mal, en plus de votre mère. Elle se tourne vers votre frère :

« Tonton, c’était ton papa qui a fait du mal à maman ? »

« Oui » répond-il doucement.

« Et à toi aussi ? »

« Non, surtout à votre maman ».

Vous ne pouvez pas le laisser dire ça. Ce n’est pas vrai. Alors, vous nuancez.

« Vous savez, les filles, il a fait du mal à vos tontons et tatas aussi. Mais, quand on est enfant, pour nous protéger, parfois, notre esprit oublie ce qui se passe. Notre tête fait comme si rien ne s’était passé. Vous vous souvenez, il y a trois ans, quand j’ai beaucoup pleuré dans ma chambre et que je n’allais vraiment pas bien ? »

Elles hochent la tête, toujours concentrées sur votre discussion.

« Et bien, c’est parce que, tout d’un coup, les souvenirs me sont revenus. Avant ça, je me souvenais de quelques trucs mais rien de très très grave. Mais, à un moment, mon esprit, mon âme en quelque sorte, a trouvé que j’étais assez forte pour me rappeler. Alors, les souvenirs sont revenus dans ma mémoire. Et ça m’a fait beaucoup de mal. Mais, grâce à ça, j’ai pu commencer à travailler pour guérir mes blessures. Et vous voyez, je vais mieux, maintenant. Vos tontons et tatas ne se souviennent pas de tout ce qu’ils ont vécu. C’est normal. Peut-être un jour, leurs souvenirs reviendront, et on sera là pour les aider et leur donner beaucoup d’amour. Peut-être que les souvenirs ne reviendront jamais. Ca arrive aussi. »

« Tu sais, maman, je sais pourquoi ta maman t’a fait beaucoup de mal. Pourquoi elle était aussi méchante. »

« Ah oui ? » dites-vous avec un étonnement sincère et une voix douce.

« Oui. Je crois qu’elle t’a fait du mal parce que quelqu’un lui a aussi fait beaucoup de mal quand elle était petite. Mais, elle n’a pas eu assez de force, comme toi, maman, pour guérir ses blessures. Alors, elle a fait du mal aux autres. »

Votre coeur cogne fort dans votre poitrine. Des larmes vous montent aux yeux.

Décidémment, comment croire que cette petite n’a que 6 ans ?

« Oui, ma chérie. Tu as probablement raison. »

« Mais, on peut être fâché sur elle quand même ? »

« Oui, on peut. Parce que comprendre, ce n’est pas forcément pardonner, ma chérie. Et aussi parce qu’elle aurait pu demander de l’aide ou choisir de faire autrement. »

« Et surtout parce qu’elle t’a fait beaucoup de mal. C’est ça le plus grave » ajoute votre aînée.

« Oui, vous avez raison. C’est ça le plus grave. »

« Moi, je suis contente que tu sois ma maman. Tu es la meilleure des mamans. » clame votre petite fille en vous serrant dans ses bras.

« C’est parce que j’ai les deux meilleures des petites filles » ajoutez-vous en les serrant à votre tour.

Vos enfants redeviennent deux petites filles de 6 et 8 ans et débarrassent leurs assiettes en laissant Ragnar, votre poilu de 50 kilos, lécher les restes avant de les poser dans le lave-vaisselle. Votre chien remue de la queue, ravi de ce rituel quotidien. Vous rangez le reste de la cuisine et vous préparez à accompagner vos filles à dormir.

Vous n’aviez pas prévu que la discussion tournerait sur ce sujet, ce soir. Sans le savoir, vos filles vous ont permis de répondre à la question que vous aviez posé à votre psychiatre, la veille : avez-vous le droit d’en vouloir à votre mère dans l’hypothèse où elle ne serait pas responsable de ses actes ?

Et la réponse est oui. Définitivement oui. Parce que dans la relation qui vous lie à elle, elle avait le devoir de vous protéger et de prendre soin de vous et qu’elle y a lamentablement échoué, vous causant des blessures qui laisseront une marque indélébile sur votre corps et dans votre âme.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Retour en haut