Un rendez-vous avec l’absence

TW : deuil, mort, violences, mémoire traumatique

Voilà 15 ans que mon père est mort.

Soudainement.

J’étais en Bibliothèque des Sciences humaines, au 7ème étage, sur une rangée face à une fenêtre. Je révisais mes 180 arrêts de mon cours de Droit constitutionnel.

Ma cousine m’a appelée de Paris. Pour savoir comment allait mon père. Elle tâtait le terrain. Pour voir si je savais.

Je lui ai dit qu’il allait très bien.

Elle m’a dit que non.

Je lui ai répondu que j’étais quand même mieux placée qu’elle pour savoir que oui. Je l’avais vu à peine quelques heures avant, au moment de partir à la Fac. Il avait un peu mal au ventre. Je lui avais balancé une plaquette de Buscopan. Parce que bon, hein, les mecs, ça va bien deux minutes. Quand ils ont un petit bobo, c’est la fin du monde. Je l’ai un peu charié. Je suis partie.

Je ne l’ai plus jamais revu.

Vivant du moins.

Au téléphone, ma cousine insistait. Elle me disait que je devais appeler ma belle-mère et que mon père était à l’hôpital. Je ne comprenais pas trop. J’étais moyennement inquiète. Mon père avait juste un peu mal au ventre. Aucun autre signe inquiétant.

Un ami de la famille m’a appelée à son tour pendant que je rangeais mes affaires. J’étais un poil agacée. Parce que je devais traverser, une nouvelle fois, la bibliothèque pour aller dans le couloir et prendre cet appel.

Mais, le ton de sa voix m’a inquiétée. Il m’a dit de me rendre à l’hôpital. Le plus vite possible.

J’ai fini de ranger mes affaires et j’ai pris la route de l’hôpital. En voiture, j’en aurais eu pour 10 minutes. Mais, en transports en commun, j’en ai eu pour presqu’une heure.

Arrivée à l’hôpital, je me suis dirigée vers l’accueil. J’ai dit au monsieur de l’accueil que je venais pour voir mon père. Qu’il était aux urgences. J’ai donné son nom. J’ai vu son visage changer. Mais, je n’avais aucune information pour comprendre ce changement.

Il m’a envoyée dans le service des urgences. Pareil, j’ai demandé à l’accueil des urgences pour voir mon père. Le visage s’est figé. On m’a dit que la doctoresse allait arriver.

Ca m’agaçait, purin ! Je voulais juste voir mon père. J’avais une angoisse sourde qui me tenaillais le ventre depuis une heure. Je voulais juste le voir et savoir qu’il allait bien.

La doctoresse est arrivée.

Elle m’a dit que mon père était arrivé en fin de matinée pour des douleurs inexpliquées au ventre. Qu’ils ont fait des examens. Mais, qu’ils n’avaient toujours pas déterminé la cause de ses douleurs.

Elle s’est tue.

J’ai demandé à le voir. Je m’en fichais un peu de son blabla. L’urgence était de le voir.

Elle m’a demandé si j’étais sûre.

Evidemment que j’étais sûre. C’était quoi cette question stupide ?

Elle a fait une petite moue contrite et m’a dit que son collègue allait me conduire à la morgue…

Là, mon ventre s’est ouvert. Un trou béant et infiniment douloureux s’est creusé en un instant.

Je me suis effondrée au sol.

La doctoresse a alors compris que j’ignorais tout. Elle ne savait pas quoi faire de moi en larmes au milieu du service des urgences, assise à ses pieds. Elle m’a relevée, doucement. Elle m’a conduite à une salle avec une table, une chaise et un téléphone. C’est tout ce dont mon cerveau se souvient.

J’ai appelé. Ma mère. Qui d’autre ?

Je n’étais pas proche de mon père. Je lui en voulais pour un tas de trucs. Des trucs que je ne lui avais pas encore pardonné. Pourquoi étais-je si triste ? Pourquoi cela faisait si mal ?

La porte s’est ouverte. J’avais raccroché avec ma mère depuis un temps certain.

Une personne est venue me conduire à la morgue. On m’a dit que je n’étais pas obligée de regarder. Mais, j’avais besoin de rendre cette information réelle.

J’ai vu que son visage. Si serein. Plus serein que je ne l’avais jamais vu. Et plus pâle aussi.

Son corps était recouvert d’un drap, dans une forme un peu bizarre, mais je n’ai pas relevé. On m’a demandé si je voulais le toucher.

Cette idée m’a paru repoussante. Plutôt mourir que toucher son cadavre.

Ce n’était plus qu’un corps en décomposition. Ce n’était plus mon père. Son âme était partie.

Je suis rentrée comme une automate à la maison.

La maison était pleine de gens. De la famille de ma belle-mère et de mon père, venu des quatre coins de la France. Nous devions être une trentaine, peut-être plus dans une maison prévue pour 5.

J’étais dans une culture qui n’était pas la mienne, parmi des gens censé être de ma famille mais qui ne connaissaient rien de moi, ou à peine.

Je me sentais terriblement mal.

Une amie est venue avec quelques autres amies. Elles ont sonné à la porte. Puis, je me souviens d’être dans un bar et de rire. Avec ce trou béant que personne ne semblait voir, au milieu de mon ventre. Je me souviens de m’être dit à plusieurs moment que c’était incongru de rire alors que j’avais si mal. Mais, c’était un rire nerveux. Incontrolable.

Plus tard, j’ai appris que mon père avait été victime d’une erreur médicale.

On lui avait injecté par erreur de l’adrénaline au lieu d’un anti-douleur. Une double dose. C’était fatal. Personne n’aurait pu survivre à un tel surdosage.

L’histoire toute bête d’une stagiaire en études d’infirmières qu’on a laissé seule et qui s’est trompée de flacon.

Deux vies détruites. Celle de son patient et la sienne. Pour une bête erreur de flacon.

Depuis lors, mon sommeil n’est plus serein. Moi qui pouvais dormir d’une traite et ne pas être réveillée même en cas de tremblement de terre, je me réveille au moindre vol de mouche à l’étage du bas…

Depuis lors, ce trou béant m’accompagne. Il s’est un peu refermé. Mais, il est toujours là. Un immense trou au milieu de mon ventre, qui me fait mal de vide. Mais que personne ne voit. Que personne n’a compris, parce qu’après tout, ce père, c’était un connard, non ?

Il a fallu 3 ans après sa mort pour que ma génitrice m’avoue ses mensonges. Non, mon père ne l’avait jamais frappée, non, il n’avait pas poignardé mon petit frère, non, il ne lui avait jamais fait de mal… J’ai haï mon père pour des choses qu’il n’avait tout simplement jamais fait.

Souvent, il me disait « quand tu seras plus grande, tu comprendras », et je détestais quand il me disait ça. Mais, il avait raison. J’ai grandi et j’ai compris.

Ce père était l’incarnation de l’amour inconditionnel.

Malgré mes colères et mes rancoeurs injustifiées, il était là. Il m’a donné les clés de sa maison sans se poser la moindre question, quand il a su que j’étais à la rue. Il m’a même un peu sermonnée en me disant qu’il y avait toujours eu et qu’il y aurait toujours une place pour moi dans sa maison.

Maintenant, il est mort. Et personne n’a pris son relais.

Je suis seule. Je n’ai plus cet amour inconditionnel que seul un parent peut donner.

15 ans.

Cela fait 15 ans qu’il est mort.

Et cela fait 15 ans qu’il me manque.

Il m’arrive encore souvent de pleurer en pensant à lui. Pas seulement le 4 avril. Mais tout au long de l’année, dans tous ces moments que j’aimerais partager avec lui.

Je sais qu’il serait fier et en colère contre moi.

Fier de ce que j’ai accompli. Mais, en colère de n’avoir pas fait assez d’effort pour entretenir des liens avec mes frères.

Pourtant, ce n’est pas faute de les aimer. Au contraire. Je les aime fort et je pense souvent à eux. Mais, la vie en a décidé autrement et nous n’avons plus de nouvelles qu’épisodiquement.

Ils me manquent, eux aussi. Heureusement, je sais qu’ils ont une chouette maman qui les aime.

Aujourd’hui, c’est un jour de larmes. Je suis en pyjama et je ne compte pas me faire violence pour faire comme si c’était un jour normal.

Aujourd’hui, je pleure. Je pleure sa mort, je pleure son manque, je pleure ma rancoeur injustifiée, je pleure tous ces mots que je ne lui ai jamais dit.

Je n’ai pas été une chouette personne avec lui. Il savait pourquoi et ne voulait pas me monter contre ma mère. Il aurait pu. Mais, il ne voulait pas. Je ne peux qu’imaginer des raisons. Il ne pourra jamais confirmer ou non ces hypothèses.

Quoi qu’il en soit, je ne peux m’empêcher de m’en vouloir.

Mais maintenant, il est mort. C’est trop tard. Je ne pourrai plus lui dire tout l’amour que j’ai pour lui…

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