Une bulle sur le point d’éclater.
S’éclater en plein de goutelettes en suspension dans l’air. Qui vont inexorablement tomber sur le sol en une gerbe étincelante avant d’être absorbées par la terre puis évaporées dans le ciel.
Je suis cette bulle.
De part en part, des coups. J’essaie de me protéger. En vain. Ou peut-être pas.
Peut-être que la fine pellicule qui entoure ma bulle est plus résistante que je ne l’imagine. Peut-être suis-je plutôt un ballon.
Toujours est-il que je me sens cette bulle fragile prête à éclater.
L’inceste. Les demandes d’interviews. Les témoignages qui affluent. Les articles qui pleuvent. Le sujet est enfin sur toutes les lèvres.
Pendant ce temps, mes agresseurs courent dans la nature, en paix. Si je ne me mobilise pas, la Justice ne fera pas son oeuvre.
Après avoir été laissée tombée par le système, après avoir du me battre bec et ongles pour survivre à l’innommable, me voilà obligée de me battre à nouveau pour obtenir Justice.
Je ne suis pas sûre d’avoir la force nécessaire pour me battre encore. Me battre signifie être encore et encore dans la survie.
Quand aurai-je le droit de vivre ? De simplement vivre ? De vivre ma vie, entourée de mes enfants et de celles et ceux que j’aime ?
Bien sûr, le choix s’offre à moi. Quel qu’il sera, je devrai en payer le prix : le prix du combat pour obtenir une Justice que je n’obtiendrai peut-être pas, ou le prix de la paix, avec ce sentiment amer de lâcheté et les remarques que je ne manquerai pas de recevoir (et que je reçois déjà…).
Et ma colère gronde. Ce n’est PAS MOI qui devrait avoir cette responsabilité.
Les adultes qui m’ont entourée auraient du porter plainte et donner toute leur énergie pour me sauver. La société devrait se battre pour moi pour obtenir enfin Justice.
Le seul adulte à avoir porté ce poids est mon père. Seul contre tous, il a payé le prix fort : pendant 6 ans, il ne m’a vue que deux ou trois fois par an, à travers l’assistante sociale de l’école.
TOUS les autres adultes m’ont laissée tomber.
Puis-je leur en vouloir ? Oui et non. Qu’auraient-ils pu faire ou dire pour me sauver vraiment ?
B., qui m’a hébergée à de nombreuses reprises alors que j’allais passer la nuit dehors, qui a été une mère de substitution pendant une grande partie de mon adolescence, qui a été témoin et qui m’a toujours défendue face aux violences, qui est intervenue à de nombreuses reprises pour me protéger physiquement. Aurait-elle du porter plainte au risque de ne plus pouvoir avoir de lien avec moi si la Justice ne donnait pas suite ?
L., maman d’une autre amie, témoin elle aussi, qui m’a prodigué de nombreux conseils, notamment en matière de sexualité, à un moment où je n’avais personne à qui poser ce genre de questions, aurait-elle du porter plainte ?
Ma marraine que j’aimais de tout mon coeur, qui m’hébergeait souvent les week-end et quelques parties de vacances, qui m’a permis de renouer avec mon père, qui ne machait pas ses mots avec ma mère, dont mon beau-père craignait l’autorité, aurait-elle du déposer plainte ?
Il m’a fallu longtemps pour comprendre que les réponses ne sont pas si tranchées. J’ignore encore ce que B. ou L. auraient du faire. Mais, je suis, à présent, persuadée, que tous les membres de ma famille, adultes et au courant de la situation, auraient du déposer plainte. Même s’ils étaient peu nombreux à savoir, ils auraient du parler. Ils auraient du me protéger. C’était leur rôle. Leur responsabilité. Même si ma naissance et mon existence n’était pas de leur fait. Même si c’est atrocement difficile de passer le cap. Même si la crainte de se tromper doit tordre les bides, des fois. Même s’ils n’étaient pas sûrs d’eux/elles.
Ils auraient du porter plainte. Ils auraient du me regarder dans les yeux et me dire qu’ils allaient me protéger.
Ils ne l’ont pas fait. Je ne leur en veux pas. Ou si peu. Parce que je comprends. Mais, j’aimerais qu’ils prennent conscience de leur erreur, qu’ils m’appellent, qu’ils me disent qu’ils sont désolés. Qu’ils me rappellent que ce n’était pas de ma faute. Que ma mère a merdé du début à la fin.
Ce qui est comique (ou pas), c’est que certains l’ont fait. Quasiment que celles et ceux à qui je ne peux pas en vouloir car ils/elles ne savaient pas ou étaient trop jeunes pour agir.
Me revoici maintenant.
Je suis dans mon bureau, devant mon écran. Je m’observe en train d’écrire ces mots et d’avoir ces pensées. Ma bulle est sur le point de se fissurer. Je sens toutes les tensions autour de moi. Des larmes dégringolent de mes joues.
Ma cheffe pense que je devrais reprendre le travail. Elle croit que je fraude. Elle ignore tout. De ce que je ressens, de ce que je vis. De ce que ça implique pour moi. Je ne lui en veux pas à elle non plus. Elle a de la chance de ne pas savoir au fond.
Je continue à m’observer. Je prends conscience que le monde me voit comme un ballon de football robuste et solide, sur lequel on peut taper et qui résistera. Ils ne voient pas que c’est une illusion. Que je ne suis qu’une bulle fragile.
J’ignore combien de temps je résisterai à tout ça. J’ignore si la souffrance passera. J’ignore combien de temps je pourrai encore donner le change et faire croire, à la télévision, à la radio ou à mes collègues de l’association que je vais bien.
J’essaie de faire comme si ça n’existait pas parce que quand je touche à cette douleur, j’ai l’impression de me briser en milles morceaux.
Peut-être suis-je une bulle de verre, finalement. Plus résistante qu’une bulle de savon mais plus fragile qu’une balle de football.
Est-ce qu’un jour cette souffrance s’arrêtera ? Est-ce qu’un jour il n’y aura plus des souvenirs qui remonteront inopinément de rien du tout ? Est-ce qu’un jour, je pourrai prétendre mener une vie normale ?
Je sais qu’en théorie, oui. Mais, en pratique, cela fait bientôt 3 ans que je suis plongée dans cet enfer. J’ai tellement envie que ça prenne fin. D’aller mieux. Pendant plus longtemps que quelques jours…