Grosse, et ?

Je suis grosse.
Je vous rassure, je le sais. Je le vois. Et, surtout, je le sens. Parce que, mine de rien, je le porte, mon corps.
Inutile de me le rappeler régulièrement. Vraiment. Merci.
Je suis grosse.
Et oui, je suis jolie aussi. Non, je ne suis pas jolie “malgré” mon excédent de poids. Je suis jolie. Point. Et grosse. Point.
Et non, non, grosse n’est pas un gros mot.
Je ne me dévalue pas en disant que je suis grosse. J’énonce seulement un fait.
Je suis grosse.
Pas “trop” grosse, non plus. Juste grosse.
Mon corps est gros. Et c’est un fait auquel je me suis habituée.
Sauf quand je dois passer dans des endroits exigus.
Parce que mon cerveau n’a toujours pas imprimé la taille réelle de mon corps. Alors, je me prends les coins de meuble à tous les coups.
Je suis donc grosse et pleine d’hématomes.
Mais, c’est pas comme si j’étais grosse depuis longtemps, aussi. Mon cerveau n’a pas eu le temps de s’habituer. Après tout, cela ne fait que… 21 ans que je suis grosse.
Mouais.
21 ans que mon cerveau bugue toujours sur la forme réelle de mon corps.
A 17 ans, mon cerveau a cessé de grandir, il faut croire.
“Stop ! Je ne veux plus retenir aucune information à partir de maintenant!”
Mais, vu que j’ai obtenu mon diplôme de droit à 25 ans, je pense que ce n’est pas tout à fait ce qu’il s’est passé.
Non, il est plutôt probable qu’à mes 17 ans, mon cerveau a décidé d’être plus sélectif dans les informations qu’il retient.
Cela dit, j’aurais aimé qu’il me consulte avant de prendre une telle décision. Mon petit doigt me dit que je n’aurais pas choisi les détails inutiles comme informations principales à retenir.
C’est pourtant le choix qu’il a fait.
Par exemple, j’ai réussi mon cours de droit fiscal. Plutôt bien à l’époque. Aujourd’hui, je peux décrire avec précision la couverture du manuel et les couleurs utilisées pour surligner les informations à retenir. Je peux chanter les chansons que j’écoutais pendant cette session d’examens. Je peux détailler le repas que j’ai avalé avant d’entrer dans l’auditoire. Je peux même dire comment le prof était habillé le jour de l’examen.
Mais, je suis bien incapable de citer ne fut-ce qu’une ligne de la table des matières.
En cas de contrôle fiscal, j’aurai l’air fine.
Enfin, non, grosse. Mais, vous avez compris l’idée.
Grosse.
Pendant longtemps, j’ai haï ce mot. Je ne pouvais pas l’entendre. Alors, j’en utilisais d’autres. Complètement absurdes à bien y réfléchir.
“Je suis ronde”. Non, en fait, aucun humain n’est rond. Imaginez la galère pour regarder une série confortablement installé dans le canap’ si on était rond. On roulerait de partout. Même pas la possibilité de caler des coussins, rien. Il nous faudrait remplacer les fauteuils par des coquetiers. Et, je n’ose même pas imaginer comment on ouvrirait les portes. On pincerait la clé entre nos lèvres et on essayerait de viser pile la serrure en roulant pas trop vite ?
Non, tout ça n’a aucun sens.
Je ne suis pas ronde. Je suis grosse.
Je n’ai pas de rondeurs non plus. Enfin, pas plus que tou.te.s les humain.e.s de la terre. Vous avez déjà vu à quoi ressemble les parties charnues des corps gros ? C’est tout sauf rond, cette histoire.
Certain.e.s diront que j’ai des formes. Yes. Comme chaque objet animé et inanimé du monde. Ni plus ni moins que les autres humain.e.s. Juste des formes différentes à certains endroits.
Et puis, pourquoi éviter le mot “gros.se” à tout prix ?
Parce que c’est dangereux ? Parce que c’est violent ? Parce que c’est moche ?
Je ne sais pas vous, mais moi, je serais bien ravie d’avoir un bon gros compte en banque. Pas un compte “rond” ou “avec des rondeurs” ou “des formes”. Non, non, un compte en banque bien bien gros. Merci.
C’est Daria Marx qui a fait cette comparaison. Et ça a tellement de sens, pour moi.
Alors voilà. Je me suis appropriée le mot “grosse”.
Et prononcer ce mot est toujours moins violent que les comportements que ma grosseurs semblent autoriser, aux yeux de certain.e.s.
Par exemple, il y a quelques années, j’étais dans le métro. A Bruxelles. Je me suis ouverte un chocolat du genre Snickers.
Une personne, sauveuse de l’humanité, j’imagine, s’est dit qu’il fallait urgemment qu’elle intervienne. Une femme grosse mangeait un chocolat. Quel ignominie. Quel danger.
N’écoutant que son courage, elle m’a arraché le chocolat des mains et l’a jeté devant moi en me disant : “c’est mieux pour vous”.
C’est mieux pour moi ?
D’être humiliée publiquement et privée de mon chocolat ?
Bon, en fait, il se trouve qu’elle avait raison, c’était mieux pour moi. En effet, jai découvert peu de temps après que j’étais allergique aux fruits secs et j’aurais eu un mal de ventre atroce si j’avais mangé ce chocolat.
Mais, comment pouvait-elle le savoir ?
Parce qu’il n’y a que deux hypothèses.
Soit, elle connaissait avant moi mes allergies, elle venait du futur mais ne pouvait pas me dévoiler son secret. Quand elle s’est rendue compte que j’attendais une explication de son geste, elle a bredouillé “c’est mieux pour vous” et est partie vite vite pour ne pas griller sa couverture et ruiner l’espace temps.
Soit, elle s’est dit qu’en tant que femme grosse, je devais ignorer les règles de base de la nutrition saine et qu’il fallait me sauver urgemment avant que je ne tombe dans les abysses de la malbouffe et quoi de mieux qu’une phrase sibylline qui m’obligerait à faire des recherches et découvrir, par le plus grand des hasards, la sacro-sainte pyramide alimentaire ?
Je penche plutôt pour la deuxième option. Mon côté bêtement rationnel j’imagine.
Longtemps, je me suis demandé ce que cette personne s’est dit le soir, en repensant à sa journée. “J’ai fait une bonne action, j’ai empêché une grosse de mal-bouffer”. Ou bien, elle n’a juste plus jamais pensé à moi et à ce fichu chocolat.
Quant à moi, son geste ne m’a pas permis de maigrir. Par contre, je ne l’oublierai probablement jamais.

21 juin 2023

Grosse, et ?

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