Certains adultes, trop rares, ont tenté d’intervenir pour me sauver. Sans succès.
Notamment, mon père.
Il avait gardé des contacts avec l’école, via le centre PMS (psycho-médico-social). Et avec ma marraine qui était mon arrière-grand-mère.
Il a fini par apprendre, par ma marraine, ce que je subissais : tant les violences physiques que sexuelles. Il a d’abord demandé à ma marraine d’organiser une rencontre entre nous pour que je puisse lui dire la vérité.
Nous nous sommes vus dans son appartement à elle. J’avais 12 ans.
Je le vois assis dans le fauteuil, sous l’horloge que ma marraine remontait régulièrement et qui sonnait toutes les heures. Je la vois, allongée sur son divan, face à lui. Une table basse en verre entre eux. Son dos la faisait souffrir et elle devait souvent s’allonger.
Je me souviens d’être debout devant eux. Et d’avoir honte.
Je me souviens d’eux deux qui m’assuraient que ce n’était pas bien que je vive ça, qu’ils allaient trouver des solutions pour me sauver.
Je me souviens avoir pleuré dans les bras de mon père, assise sur ses genoux.
Je me souviens leur avoir dit que j’avais peur pour mes soeurs. Et qu’ils m’ont répondu que je ne devais pas m’inquiéter, qu’ils trouveraient une solution.
Quelques semaines plus tard, je suis dans ma chambre, quand mon beau-père rentre. Au bruit de la clé dans la porte, je sais qu’il est en colère. J’ignore pourquoi.
Ma mère et lui débarquent dans ma chambre et brandissent des feuilles devant moi, sorties d’une enveloppe brune.
« Tu as dit quoi à l’autre, là ? Tu le vois encore ? Je t’ai dit que tu pouvais plus le voir, ce… cette merde ! Ce gigolo ! »
« Je ne sais pas de quoi tu parles », je mens.
« Ah ouais ? Tu sais pas de quoi je parle ? Et c’est quoi ça ? » Il brandit à nouveau les feuilles.
J’ai peur. Je vois bien sa colère. Peut-être n’y survivrai-je pas. Heureusement, j’ai appris à mentir. C’est essentiel pour ne pas mourir dans une famille comme la mienne. Et puis, à vrai dire, si je comprends bien qu’il sait que j’ai revu mon père, j’ignore sincèrement ce que ces feuilles signifient.
Ma mère intervient : « tu es convoquée par le juge. Ton père a raconté n’importe quoi. Il prétend que tu es maltraitée ici. »
Mon coeur s’arrête de battre ! Il a vraiment fait ça ? Je ne sais si je dois me réjouir ou être en colère ou encore avoir peur…
« Alors, tu vas dire au juge que toute cette merde, c’est faux. T’as compris ? »
« Euh, oui, bien sûr. »
Sa voix gronde. Elle résonne dans ma poitrine.
« Et pour que tu comprennes bien ce que tu dois dire, que tu n’oublies pas ce que tu dois dire, maintenant, tu vas rester ici. Tu sortiras pas de cette pièce. C’est compris ? »
« Euh, mais… Pourquoi ? »
« C’EST COMPRIS ? »
« … oui… »
« Pas de télévision, pas de téléphone à tes amies, tu vois plus les enfants, tu parles plus à personne. Tu mangeras du pain sec et c’est tout ! »
« … » Je pleure.
« Et si tu dis pas au juge que c’est n’importe quoi, tu resteras jusqu’à la fin de ta vie enfermée ici. C’est bien clair ? Alors, tu vas bien réfléchir à ce que tu vas dire, espèce de…. »
Je ne sais pas quoi répondre. L’école vient de se terminer, pour moi. Nous avons fini les examens et à présent, ce sont les délibérations. Elle ne reprendra que dans deux semaines et demi, presque trois… Je suis terrifiée. Je ne veux pas être enfermée ici.
Il s’en va en claquant la porte. Juste avant, ma mère me toise et me jette « c’est comme si tu m’avais planté un couteau dans le dos. Je suis tellement déçue de toi. »
J’ai honte. Je n’aurais jamais rien du dire. Maintenant, mes soeurs n’ont plus personne pour s’occuper d’elles, sauf ma mère, incapable de bouger et mon beau-père, fou à lier.
Il ne m’a pas frappée. Pas encore. Peut-être que ça viendra. Vu sa colère, je peux au moins être rassurée sur une chose : il ne viendra pas dans mon lit. C’est la seule chose positive à laquelle me raccrocher.
J’ai faim. J’allais bientôt commencer à cuisiner le repas. C’est mon beau-père qui s’en charge. Les odeurs parviennent jusqu’à ma chambre et mon estomac crie famine.
Peu avant qu’ils aillent dormir, je reçois un morceau de pain rassis et une bouteille d’eau.
« Ne sois pas trop gourmande, c’est tout ce que tu auras jusque demain soir. »
Je pleure. J’ai faim. Mais, le pain est immangeable. Cela dit, si je ne le mange pas ce soir, ce sont les cafards qui se régaleront. Ce sera encore pire.
Je me force, tant bien que mal à ingurgiter, bouchées après bouchées, ce pain immonde.
Je m’endors tard, après avoir pleuré toutes les larmes de mon corps, dans le silence le plus absolu, pour éviter qu’il ne change d’avis et me rejoigne. Leur chambre est à côté de la mienne.
Le lendemain, j’entends les filles réclamer après moi. L’une d’elles se dirige vers ma chambre. Elle est rattrapée par mon beau-père qui lui dit que je ne suis pas quelqu’un de bien, que je suis méchante et qu’elles ne doivent pas me faire confiance. Mon coeur se serre.
Mes petites soeurs. Mes enfants. Je ne veux pas qu’elles le croient. Je les aime tellement.
Elles sont tout pour moi. Je m’occupe d’elles depuis leur naissance. Je les ai nourries, lavées, torchées. Je suis celle qui accueille leurs malheurs de petites filles. Je suis celle qui m’assure qu’elles ne manquent de rien. Du jour au lendemain, je disparais de leur vie. Elles ne comprennent pas vraiment. Elles savent juste qu’elles ne doivent pas trop moufter. Ce serait dangereux.
Les jours se succèdent. Les pains rassis aussi. A croire qu’ils achètent le pain à l’avance juste pour qu’il soit rassis avant de me le donner. Je ne peux sortir de ma chambre que pour mes besoins naturels. Mais, je ne peux adresser la parole à personne, je ne peux pas toucher les enfants.
Je suis seule. Sans contacts sociaux, ni verbaux ni physiques.
J’apprends à me parler à moi-même. Je n’arrêterai plus jamais, d’ailleurs.
J’apprends à faire passer le pain rassis avec l’eau en bouteille. Dans cette maison de fous, l’eau est la boisson de la punition. Je la déteste, cette eau. Je la hais de tout mon coeur. Elle rassemble toute mon amertume, toute ma colère, toute ma peine.
Je lis, comme à mon habitude. Mais, je n’ai pas énormément de livres et je n’en peux plus de relire encore et encore les mêmes histoires. Je finis par m’entraîner à en apprendre par coeur. Je récite aussi des leçons. Je refais tous les exercices de mes cahiers. Je recopie des leçons également. Ce qui ne servira à rien puisque les examens sont passés.
Je m’en veux terriblement. Jamais je n’aurais du parler. Ce qui se passe à la maison doit rester à la maison. Je me sens seule et abandonnée de tous. Je meurs d’envie d’un câlin de ma maman. Qu’elle me pardonne.
Deux jours avant l’audience, mon beau-père m’amène un plateau avec une tranche de pastèque. Je pleure de joie. Et je lui saute au cou pour le remercier. De la pastèque. C’est tellement merveilleux. En plus, c’est la meilleure pastèque du monde entier ! Je n’en ai jamais mangé d’aussi délicieuse.
Plus tard, ma mère m’autorise à regarder 30 minutes de télévision, après que les filles sont allées dormir.
Elle me dit « tu vois ce que tu nous obliges à faire ? Tu crois que ça nous fait plaisir ? »
« non », dis-je d’une petite voix.
« tu sais ce qu’il te reste à faire, alors. Sinon, nous n’aurons pas le choix. Tu comprends ? »
« Oui, bien sûr »
Et je suis sincère. Ma mère est une femme merveilleuse. Si elle me dit qu’elle est obligée de le faire, c’est que c’est vrai. Je veux juste que tout ça s’arrête, qu’elle m’aime à nouveau. Je ferai tout ce qu’il faut pour cela. Quitte à mentir au juge. De toute façon, je m’en fous. Je ne le connais pas. Et je sais mentir. Très bien mentir, même.
Je me répète encore et encore ce que je vais baratiner au juge. Pour qu’il me croie et que je puisse retrouver ma mère. Et mes soeurs.
Le jour de l’audience arrive. Je me prépare. Nous arrivons dans un couloir impressionnant. Puis, je suis reçue par le juge. Ma mère me jette un dernier regard. Je hoche la tête. Je sais ce que j’ai à faire.
Je sors au juge mon baratin maintes fois répété. Il me croit. Aucune enquête ne sera menée. Bien que mon beau-père ait déjà été accusé de pédocriminalité par des enfants du quartier, un an aupravant et qu’il ait fait de la prison. Bien que j’ai déposé une plainte avec le centre PMS à SOS Enfants, deux ans auparavant. Pour les faits dénoncés par mon père.
Rien n’est recoupé. Aucune info ne circule entre les services.
Je sors et cours dans les bras de ma mère en lui disant « j’ai fait ce qu’il faut ».
« Je suis fière de toi, ma puce », me dit-elle en me serrant dans ses bras. Que c’est bon de retrouver ma maman. D’être dans ses bras. De ressentir son amour.
« Tu peux demander une copie de ce que j’ai dit au juge ? Comme ça, je peux sortir de ma chambre à la maison ? »
Je ne veux plus être enfermée. Je veux serrer mes soeurs dans mes bras. Je veux manger. Un repas. Un vrai.
De retour à la maison, ma punition est levée. Mais, si un jour, une nouvelle enquête devait être menée, je serais à nouveau enfermée et pour toujours cette fois. La leçon est bien claire. Je ne dirai plus rien. Sauf à des personnes de confiance.