Parler

J’ai toujours eu beaucoup de facilités à parler. Parler de moi, de mon histoire, de mon vécu a rarement été un frein.

D’ailleurs, ça a parfois été mal perçu (“arrête de te victimiser”) mais a souvent permis à des proches de se confier à moi. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai continué à parler.

Une autre raison est que parler m’a permis de donner du sens à ce que je vivais. Loin de me victimiser, j’avais besoin de comprendre ce qui s’était passé pour que plus jamais cela ne recommence. On repassera d’ailleurs sur cette expression “victimiser” ou “victimisation”, parce qu’elle est souvent employée pour silencier celles et ceux qui ont vécu l’horreur afin de ne pas être confronté.e à un tel récit.

Depuis un an et demi, je travaille sur les violences sexuelles que j’ai vécues enfant. Je pensais me raconter ces violences, les raconter à ma psy puis ici. Parce que ça m’aiderait.

Mais, pour la première fois de ma vie, raconter est souffrant. Chaque fois que je prends le temps de me concentrer sur un souvenir suffisamment longtemps pour pouvoir le raconter, je suis plongée dans une souffrance sans nom pendant plusieurs jours.

Mais, ne pas y penser est inutile aussi. Parce que ces souvenirs m’assaillent avec violence au moindre rappel sensoriel des évènements : une odeur, un son, un goût…

Me voici comme le jour de la naissance de mes filles : le travail de l’accouchement me fait mal mais l’expulsion me terrifie. Ce moment, qui dure une infinie éternité de quelques secondes, durant lequel les parois de mon vagin et de ma vulve s’étendent pour laisser passer mon bébé m’emplit de terreur. La sensation qui se produit à cet instant précis me paralyse. Pourtant, d’expérience, je sais que je dois y passer. Et qu’une fois le bébé sorti, je serai soulagée et heureuse, et que tout ça sera fini.

J’en suis au même stade. Repoussant depuis des mois ce moment si effrayant que j’en suis clouée au lit incapable de réagir.

Chaque fois que j’ai approché cette horreur, la souffrance a été indicible. J’ai peur. Peur de me lancer. Même si je sais que c’est indispensable à mon chemin de guérison et de paix.

Les gens autour de moi trouvent le temps long. Il est temps que j’aille de l’avant. C’est bon. 18 mois que je rumine, il faut passer à autre chose, maintenant. Pourtant, moi, j’en suis au même stade qu’il y a 18 mois. Sur le bord de la planche, hésitant à plonger dans la piscine.

J’aimerais tellement être ailleurs. Au travail, avec des gens que j’aime, en train de m’éclater les week-ends avec mes amies et ma famille. Au lieu de ça, je pleure. Et j’angoisse.

Quand je retrouve un peu d’énergie, je la concentre toute entière sur mon association. Et soudain, l’espoir revient. Une semaine entière à travailler. C’est merveilleux. Je vais pouvoir reprendre ma vie comme avant.

Mais, mon passé me rattrape vite. Il me nargue : “tu croyais t’être débarrassée de moi ? Et non ! Tant que tu ne m’affronteras pas, je serai toujours là, tapi dans un coin, prêt à te sauter dessus à la moindre occasion, parce que je suis plus fort que toi, tant que tu me fuiras.”

Je ne sais pas où puiser le courage d’affronter ça, tout en ayant la force de protéger mes enfants de ma souffrance. Je ne sais pas comment ne pas épuiser mes proches dans leur soutien indéfectible à mon égard.

Parfois, j’aimerais juste ne plus être là. Arrêter de faire souffrir tout le monde autour de moi, moi y compris. Puis, comme ce matin, je partage un moment de pur bonheur avec ma fille et je me dis que je ne peux pas lui faire ça. Alors, je continue à survivre, sans savoir comment enfin vivre.

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